Notre parrain Thierry Lhermitte s'est rendu à l'Institut de Psychiatrie et Neurosciences de Paris pour découvrir les travaux de Chloé Tezenas du Montcel, psychiatre qui poursuit un doctorat de sciences, encadrée par Virginie Tolle et soutenue par la FRM. Elle est spécialisée dans les troubles du comportement alimentaire et en particulier l'anorexie mentale.
Cette rencontre a fait l'objet de la chronique santé de Thierry Lhermitte diffusée le lundi 27 mars 2023 dans l'émission « Grand Bien Vous Fasse » de Ali Rebeihi sur France Inter, à (ré)écouter ci-dessous.
Chloé a rejoint l’équipe « Génétique et épigénétique des troubles psychiatriques et addictifs », qui est dirigée par le Pr Philip Gorwood. Elle travaille aussi en tant que psychiatre dans son service, à l’hôpital Sainte-Anne, qui s’appelle la Clinique des Maladies Mentales et de L’Encéphale. Ses travaux de recherche portent sur l’anorexie mentale et en particulier sur les facteurs qui font que la maladie devient chronique chez certaines jeunes filles, un mode de fonctionnement qui dure ensuite au-delà de l’adolescence, avec un risque élevé de rechute après la prise en charge. L’objectif est de découvrir ce qui favorise cette anorexie chronique pour pouvoir ensuite intervenir pour l’empêcher.
Peut-être un rappel rapide de quelques particularités de l’anorexie mentale ?
L'anorexie mentale commence souvent à l’adolescence, avec un régime et la recherche d’une perte de poids. La perte de poids s'intensifie, avec une absence de conscience de la gravité de cette perte de poids, des perturbations de l'image du corps et une banalisation des comportements. La maladie s'installe et devient chronique. C’est une maladie à prédominance féminine, avec la différence entre femmes et hommes la plus élevée que l’on connaisse dans les maladies psychiatriques : il y a entre 9 et 12 femmes atteintes pour 1 homme en Europe !
L’anorexie mentale est due à un ensemble de facteurs, probablement des facteurs socioculturels, des facteurs hormonaux potentiellement, il y a aussi une héritabilité génétique très forte, à plus de 70 %, mais il n’y a pas de gène de l’anorexie identifié en particulier. Il y a plutôt des terrains génétiques, qui sont des facteurs de vulnérabilité. Et puis il y a aussi des facteurs environnementaux : l’anorexie mentale est par exemple très associée aux traumas de l'enfance.
Le fait de restreindre son alimentation, de faire beaucoup d’activité physique modifient le fonctionnement physique et psychique : ça entraîne moins de flexibilité cognitive, c’est-à-dire la capacité de passer d’une tâche à l’autre. La restriction alimentaire et l’hyperactivité physique agissent en fait sur un terrain génétique et psychologique particulier, et entretiennent ces comportements en boucle.
C'est une sorte de cercle vicieux ?
Exactement, une forme d’addiction à la restriction alimentaire. En tout cas c’est l’hypothèse de la chercheuse. Et elle veut comprendre justement les mécanismes qui conduisent à l’installation de la maladie, pourquoi entre deux jeunes filles qui commencent un régime, l’une va avoir faim et se remettre à manger normalement, et l’autre va perdre le contrôle et rentrer dans l’anorexie.
Elle explore en réalité comment se dissocient le besoin de manger et l’envie de manger. Le besoin de manger, c’est lié au métabolisme : le corps émet des signaux, on va voir que ce sont des hormones, qui disent qu’il faut manger car il a besoin d’énergie. C’est la sensation de faim.
L’envie de manger, elle relève de la motivation. Ce qui intervient c’est le plaisir dans l’idée de manger, et également la vue, les odeurs, le goût, mais aussi le stress, etc.
Et il y a des études récentes qui ont montré qu’en effet il y a des facteurs métaboliques qui interviennent dans la maladie, ce n’est pas qu’une maladie psychiatrique.
Et donc Chloé Tezenas travaille sur les conséquences de la dénutrition sur le métabolisme ?
Oui. Quand il y a une perte de poids et un manque d’énergie, des hormones sont sécrétées qui envoient des signaux d’alarme au cerveau :
La question de Chloé, c’est : comment les modifications métaboliques chroniques induites par le dénutrition agissent sur le cerveau pour entretenir l’anorexie ?
On sait que la ghreline indique qu’il faut manger, mais agit aussi sur le système de la récompense dans le cerveau, c’est ce qui donne envie de manger.
D’où le lien avec l’addiction, ce serait ce système de récompense, via la ghreline ou le LEAP-2, qui ne fonctionnerait pas normalement chez les personnes anorexiques ?
Tout à fait.
Comment la chercheuse essaie de comprendre comment ce système de la récompense est dérégulé ?
Pour ça, elle observe chez un modèle de rongeur la manière dont la restriction alimentaire chronique modifie les marqueurs biologiques, métaboliques (comme le taux de ghreline et de LEAP-2) et les comportements orientés vers la récompense.
Elle compare ces résultats physiologiques à ce qui se passe chez des patientes hospitalisées pour anorexie.
Et qu’est-ce qu’elle a observé ?
Que les patientes souffrant d’anorexie ont une adaptation pathologique à la restriction alimentaire. En cas de restriction alimentaire, il y a une augmentation de la ghreline et une diminution du Leap-2. Et ça s’inverse avec la renutrition. C’est l’adaptation normale, qui est observée chez les rongeurs.
Il y a une étude mise en place à l’hôpital Sainte-Anne : elle suit des patientes hospitalisées pendant 4 mois, avec un programme de renutrition et d’accompagnement psychiatrique, puis pendant 6 mois après leur sortie pour avoir des marqueurs de la rechute. À ce jour 30 patientes ont déjà été incluses dans le suivi, l’objectif est d’en suivre à terme 125.
Que fait Chloé ? Elle regarde quels sont les paramètres associés à la rechute, c’est-à-dire à une diminution de l’indice de masse corporelle 6 mois après la sortie d’hôpital. Et donc, les premiers résultats, obtenus pour l’instant chez 17 patientes, sont étonnants : les patientes en rémission stable, avec un IMC qui se maintient bien, ont un taux de LEAP-2 stable. Mais chez celles dont l’IMC a tendance à baisser, même si elles ne sont pas en rechute, ce taux LEAP-2 (qui coupe la faim, je vous le rappelle) est plus élevé. La suite de l’étude devra confirmer si cette régulation anormale de ce facteur, le LEAP-2 est vraiment associé à la rechute, et quelles conséquences il a sur la motivation de la prise alimentaire.
En conclusion, c’est que le LEAP-2 pourrait être un marqueur qui permettrait d’identifier les patientes à risque de rechute et essayer de les traiter de manière différente pour l’éviter. Et ce serait un grand pas pour aider ces patientes, qui sont en grande souffrance.