Professeur Michel Huguier

" Une main habile sans la tête qui la dirige est un instrument aveugle ; mais la tête sans la main qui réalise reste impuissante. "

Claude Bernard Introduction à la médecine expérimentale (1865).

La recherche chirurgicale, pendant très longtemps, s’est surtout focalisée sur la mise au point de nouvelles techniques chirurgicales ou l’amélioration  de techniques existantes afin de les rendre plus sûres, plus efficaces ou d’en diminuer les contreparties. Des chirurgiens ont ainsi laissé leur nom à des techniques qu’ils avaient été les premiers à réaliser. Ces travaux de recherche permettaient également aux jeunes chirurgiens de s’exercer à la réalisation de techniques, entrainant une certaine confusion entre recherche et formation, ce qui a nuit à l’image de marque de la recherche chirurgicale.

Petit à petit, avec la formidable évolution des connaissances, le champ de la recherche chirurgicale s’est élargi grâce à des collaborations pluri disciplinaires dans lesquelles le chirurgien, d’une part suscitait des préoccupations pragmatiques et d’autre part, apportait sa compétence spécifique dans la réalisation technique de modèles indispensables à la recherche.

Les objectifs de la recherche chirurgicale

Les objectifs généraux de la recherche chirurgicale sont les mêmes que ceux de la recherche médicale : améliorer l’efficacité des traitements chirurgicaux et aussi, ce que l’on oublie parfois, diminuer les contreparties à efficacité similaire. Le chercheur est parfois pris entre ces deux objectifs contradictoires. Par exemple, dans le traitement des métastases hépatiques diffuses de cancers digestifs, des travaux expérimentaux ont montré que l’administration continue de chimiothérapies directement dans l’artère hépatique, à l’aide d’une pompe implantée sous la peau, était plus efficace que l’administration intermittente dans les veines périphériques. En fait, une étude sur un grand nombre de malades a prouvé que cette plus grande efficacité avait pour contreparties d’entrainer des complications au niveau du foie (hépatites chimio-induites, cholangites sclérosantes) dont la fréquence était rédhibitoire [Rougier].

A côté de ces objectifs altruistes, les chercheurs sont motivés par les bénéfices que peuvent apporter à leur carrière leurs travaux de recherche, promotion universitaire, renommées nationales et internationales. Toutefois, ces dernières favorisent des échanges scientifiques, crééent des liens d’estime et d’amitié entre les chercheurs et leurs élèves, mais aussi des liens interdisciplinaires. Dans ces liens, ceux avec l’industrie sont indispensables. Un exemple en est donné par les recherches sur le cœur artificiel qui demande une collaboration très étroite entre des équipes chirurgicales et celles d’ingénieurs et d’industriels [Carpentier].

Si des objectifs généraux de la recherche chirurgicale sont communs à la recherche médicale, ils ont néanmoins souvent une spécificité en s’intéressant de façon privilégiée, comme nous l’avons indiqué, aux techniques chirurgicales. Ainsi,  dans certains cancers de l’estomac les chirurgiens ont pensé, à la suite d’observations japonaises que l’ablation de la totalité de l’estomac permettant une exérèse plus large du cancer et des ganglions était susceptible d’augmenter le taux de guérison de ces malades. Une importante étude française menée par l’association de plusieurs équipes a permis d’infirmer cette hypothèse qui paraissait logique, avec une bonne puissance des tests d’inférence, statistiques [Gouzy].

Une grande différence entre les recherches thérapeutiques médicales et chirurgicales est le caractère opérateur indépendant des premières et opérateur dépendant des secondes : dans toute étude de traitements médicamenteux, il est assez facile de préciser le traitement, médicament, doses, horaires, etc. En revanche, le résultat d’une même intervention chirurgicale dépend, en partie, de sa réalisation concrète par l’opérateur.  C’est ce qui limite un peu la portée des études faites par une seule équipe et, a contrario, l’intérêt des études multicentriques. Dans ces cas, l’idéal est de s’assurer par des films et des contrôles par un tiers d’une certaine homogénéité de la réalisation de la technique que l’on cherche à évaluer. C’est, par exemple, ce que les chirurgiens hollandais ont fait, à l’instigation et sous le contrôle d’un chirurgien japonais dans une étude sur les résections ganglionnaires dans les cancers de l’estomac [Bonenkamp]

Mais si la recherche chirurgicale est souvent pragmatique autour de techniques chirurgicales, aujourd’hui elle fait de plus en plus souvent appel à des disciplines biologiques, radiologiques, informatiques, etc.

La recherche sur l’animal

De façon générale, si les chirurgiens qui font de la recherche ont eu depuis longtemps le souci de réduire au strict nécessaire l’expérimentation animale, l’utilité de celle-ci « reste la base même de la sécurité nécessaire dans la mise au point de médicaments et d’appareillages nouveaux » [Carpentier]. Le chirurgien, par sa compétence et son expérience, a souvent un rôle essentiel dans ce type de recherche. C’est ainsi que le chirurgien lyonnais Alexis Carrel,  fut le premier au monde à montrer, à la suite de ses travaux sur la suture des petits vaisseaux  que des greffes de rein étaient réalisables avec succès. On était en 1911. Cela lui valut le prix Nobel de médecine et physiologie cette même année. Carrel était conscient que l’immunotolérance des greffes restait à résoudre, mais la recherche chirurgicale avait précédé  de plusieurs décennies un des plus grands progrès de la médecine pour le bénéfice de l’humanité comme le disait Carrel, lui-même, à la fin de son discours de réception du prix Nobel [Carrel].

Progrès de rupture et incrémentaux

Les recherches aboutissent de plus en plus rarement des progrès spectaculaires, dits de rupture avec les connaissances antérieures. Il y en a cependant. Citons, dans certaines affections de l’épaule qui sont extrêmement invalidantes, l’apport d’un orthopédiste dijonnais, qui eut l’idée, dans les années 1990, de reconstituer l’articulation de l’épaule en inversant les rôles de l’omoplate et de l’humérus [Grammont]. Cette prothèse est appelée, pour cette raison, la prothèse inversée. Elle a transformée la vie de certains patients.

Bien plus souvent aujourd’hui, avec les niveaux de connaissances et d’efficacité qui ont été atteints, les progrès sont limités mais ajoutés les uns aux autres, de façon dite incrémentale, ils participent aux objectifs que nous avons définis initialement [Caton].

Innovation et évaluation. La chirurgie robot-assistée

Sans innovations, il n’y aurait pas de progrès. Mais il faut bien être conscient que toute innovation n’est pas toujours synonyme de progrès. L’évaluation critique, scientifique, des innovations est indispensable. Elle seule évite ou réduit le temps pendant lequel on s’engage sur de fausses pistes, c’est-à-dire où l’on croit faire bénéficier les malades d’un progrès médical, alors qu’il n’en est rien. De plus, ces errements sont de plus en plus coûteux, notamment pour la solidarité nationale qui prend en charge les dépenses individuelles de soins. Ainsi, des comparaisons rétrospectives avaient suggéré que les inhibiteurs de la trypsine, une enzyme pancréatique, étaient susceptibles de diminuer le taux de fistules après l’exérèse de la tête du pancréas indiquée dans certaines tumeurs ou dans des pancréatites. De nombreux chirurgiens ont alors prescrit ces inhibiteurs aux opérés. Ce médicament a été le plus onéreux, une année, pour l’Assistance-publique Hôpitaux de Paris, jusqu’à ce qu’une étude prospective contrôlée montre que les taux de fistules pancréatiques n’étaient pas plus faibles dans un groupe traité que dans un groupe témoin. [Lowy]. Cet exemple montre que la logique qui découle de connaissances biologiques, biochimiques, microbiologique, etc. inspire certaines innovations thérapeutique, mais ne suffit pas à prouver qu’elles le sont.

Aujourd’hui un des grands sujets de la recherche chirurgicale est la chirurgie robot assistée. Le pourcentage d’interventions robot-assistées augmente considérablement dans les pays riches.  Les « robotphiles » soulignent les avantages du robot : une grande possibilité de rotation des mouvements, la transmission mécanisée des gestes du chirurgien de la console devant laquelle il est installé vers les instruments supportés par le robot qui estompe, voire supprime les tremblements éventuels de l’opérateur, une vision du champ opératoire en trois dimensions et de haute définition.  La combinaison de ces avantages permet, en principe, des dissections plus fines et plus précises. Le robot a même facilité l’usage de nouvelles voies d’abord des lésions. Ainsi la voie axillaire a été utilisée pour réaliser des ablations du sein pour des tumeurs en conservant l’aréole et le mamelon avec reconstitution immédiate du sein par prothèse. Les recherches ouvrent même d’autres perspectives. Des robots mous devraient pouvoir se faufiler dans l’oreille externe pour atteindre et traiter des lésions de l’oreille interne. En chirurgie abdominale et rétro péritonéale, ils pourront passer entre des organes abdominaux sans les délabrer et atteindre des lésions profondes. Mieux encore : des robots autonomes guidés par des examens morphologiques, réalisés avant l’intervention, ne nécessiteront plus que la supervision d’un chirurgien, notamment dans l’implantation de certaines prothèses en orthopédie. Des robots « intelligents » à mémoire de forme permettront de réaliser des sutures digestives avec la plus grande sécurité... Mais à côté de ces avantages, souvent encore théoriques, il est d’autres données moins symboliques de modernité mais plus pragmatiques : le rêve fait place à la réalité. L’équipement en robot d’établissements chirurgicaux devient un argument publicitaire pour attirer la clientèle alors qu’il n’y a guère d’étude qui ait montré que la chirurgie robot-assistée donnait de meilleurs résultats que la vidéo-chirurgie sans robot. Bien plus, les périodes d’apprentissage de la chirurgie robot-assistée sont assorties d’un taux de complications élevé, ce que les écoles de chirurgie cherchent à réduire. Enfin, en dehors même des frais d’équipement, le coût de la chirurgie robot-assistée est de 30% à 40% plus élevé que celui de la chirurgie vidéo-assistée, ce qui n’est pas sans incidence sur notre assurance maladie [Huguier 2017]. La chirurgie robot-assistée est certes une innovation, mais son évaluation rigoureuse reste en grande partie à faire, face à un remarquable marketing des fabricants nord-américains qui ont aujourd’hui le quasi monopole de la fabrication des robots en chirurgie. 

Les travaux de recherche clinique des associations chirurgicales

Les chirurgiens ont fait la preuve dans leurs recherches, aussi bien clinique que « fondamentale », qu’il n’était pas nécessaire de tout attendre des autres. Il y a une quarantaine d’années, des chirurgiens hospitalo-universitaires dont, à l’époque, la plupart n’étaient pas chefs de service ont perçu la nécessité d’associer leurs expériences pour faire des études, dites multicentriques. Ainsi, avec notre collègue, le professeur Jean-Marie Hay et quelques autres, nous avons créé en1977 des associations de chirurgiens, universitaires ou non, exerçant en secteur public ou non.  Des principes précis ont assuré que le bénéfice des publications qui en étaient issues, parues dans les meilleurs périodiques chirurgicaux mondiaux, soit proportionnel au travail de chacun. Ils ont été respectés, assurant un formidable dynamisme aux travaux réalisés.  En 2004, la Fédération de recherche en chirurgie (FRECH) a succédé aux associations préexistantes.

Seules de telles coopération permettent de rassembler un grand nombre de cas relativement rares, ce qui favorise des recommandations assez  robustes dans le diagnostic et le traitement de maladies peu fréquentes dans lesquelles des expériences individuelles ne suffiraient pas. Ce fut le cas, par exemple d’une étude de la chirurgie des kystes hydatiques du foie, relativement rares en France, étude qui avait rassemblé les résultats de la chirurgie sur plus de trois cents malades [AURC]. Cette étude a clairement montré l’intérêt d’enlever la coque scléreuse qui se forme dans le foie autour du kyste parasitaire lui-même.

Les associations ont surtout réalisé des études multicentriques souvent indispensables pour faire des essais randomisés qui comparent deux attitudes thérapeutiques sur des groupes similaires de patients [Sava]. Nous citerons de nombreux premiers essais randomisés mondiaux : gastrectomie dans le cancer de l’antre gastrique, chimiothérapie intra artérielle dans les métastases hépatiques, hormonothérapie dans les cancers du pancréas, comparaisons des résultats de techniques différentes dans les fréquentes hernies inguinales ou dans les hernies hiatales plus rares, etc.  De 2004 à 2016 FRENCH a publié 40 travaux dans les grandes revues internationales (New England Journal of Medicine, Annals of Surgery, Journal of Clinical Oncology, etc) dont 13 essais randomisés [Lacaine]. 

La formation des jeunes chirurgiens à la recherche plus fondamentale

Pour sensibiliser de jeunes chirurgiens à une recherche plus fondamentale des dispositions réglementaires ont permis en 1986 la création d’un diplôme d’études approfondies (DEA) en sciences chirurgicales [Huguier 1986]. Ce DEA national reposait, à côté de séminaires de formation théorique, sur un travail de recherche d’un an à temps plein dans un laboratoire français ou étranger. Les objectifs étaient de donner à de jeunes chirurgiens  qui deviendraient de futurs chefs d’équipes hospitalo-universitaires une ouverture d’esprit par l’acquisition de connaissances un peu approfondies dans des domaines aussi variés que l’immunologie, la génomique ou les biomatériaux... De plus, on souhaitait ainsi créer des liens entre des équipes chirurgicales et des unités de recherche [Huguier 1970].

Deux témoignages parmi d’autres sont significatifs du succès de ce DEA. L’un est celui d’une jeune interne en chirurgie qui écrivait : « Au delà de l’acquisition des techniques microchirurgicales le DEA m’a appris à développer la rigueur du raisonnement scientifique tout en gardant l’enthousiasme de la recherche » [Camby]. L’autre est celui d’un directeur d’un laboratoire associé au CNRS qui témoignait «  J’ai accueilli d’autres internes venant de DEA différents. J’ai donc la possibilité de comparer des étudiants de même niveau universitaire. Sans aucun doute l’étudiante de votre DEA en Sciences chirurgicales était le meilleur d’entre eux» [Huguier 1998]. Cela explique qu’une proportion élevée de titulaires du DEA, aujourd’hui Mastère de Sciences chirurgicales prolongent leur travail par un doctorat en sciences [Huguier 1994].  Leurs travaux ont été valorisés chaque année par des prix de la Fondation de l’avenir, des présentations à l’académie nationale de chirurgie chaque année et, en 2018, de l’académie nationale de médecine.

Conclusion

Ces quelques réflexions et ces quelques exemples prouvent que la recherche chirurgicale est dynamique, pragmatique, en un mot efficace. L’enthousiasme des jeunes chirurgiens pour cette recherche qui devient très multidisciplinaire et les contacts étroits qu’elle créée entre des équipes cliniques et des équipes de chercheurs permettent, si l’on sait les  maintenir, d’envisager avec confiance l’avenir de la chirurgie française. Encore ne faut-il pas accabler l’intelligence des plus jeunes par le poids des connaissances ni leur enthousiasme par des réglementations qui ne font que refléter ce qu’Ernest Renan appelait l’impertinence vertueuse de l’administration.

Pierre Joly, docteur en pharmacie, fut président de la Fondation pour la recherche médicale, puis président de l’Académie nationale de pharmacie et de l’Académie nationale de médecine. Il est l’auteur de plusieurs publications dont Les Médicaments du futur, Odile Jacob (2009).
Les droits d’auteurs du livre « La Recherche Médicale, une passion française » seront reversés à la Fondation pour la Recherche Médicale.
Le livre sort le 3 octobre 2019.
Pour le commander (18€) : rendez-vous sur lisez.com ou sur chez tous les distributeurs culturels (FNAC, Cultura, etc.)

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