Jean-Pierre Olié,
professeur de psychiatrie à la faculté de médecine Paris- Descartes,
chef de service à l'hôpital Sainte-Anne

La psychiatrie est une spécialité médicale aux confins des neurosciences et des sciences humaines.

  1. Du côté des neurosciences la psychiatrie trouvera de nouvelles connaissances sur les dysfonctionnements cérébraux concomitants, voire déterminants des pathologies psychiques et comportementales. On sait déjà que, lors d'un épisode dépressif, il existe de nombreuses modifications biologiques : désorganisation de l'architecture du sommeil, et des rythmes biologiques, hyperactivité de certaines structures cérébrales alors que d’autres sont hypoactivées, réduction volumétrique de certaines régions cérébrales. Il en va de même lors d'autres pathologies telles que trouble bipolaire, troubles anxieux, troubles psychotiques. Certains aspects cliniques des maladies psychiques avaient depuis longtemps révélé que ces maladies sont aussi somatiques : le meilleur exemple en est la variation nycthémérale de certaines pathologies dépressives (majoration matinale des symptômes).

    Du côté des sciences humaines la psychiatrie trouvera plus encore les outils de compréhension des mécanismes psychologiques façonnant les aspects de la maladie et elle appréhendera davantage les déterminants psychopathologiques les sous tendant. La trajectoire affective et sociale de l'individu conditionne les traits de personnalité : ceux-ci sont des facteurs de vulnérabilité ou au contraire des facteurs de résilience qui sont des éléments de protection de l'équilibre psychique et du bien-être. La reconnaissance de ces caractéristiques de l'individu malade, ou simplement fragile, guide certains choix thérapeutiques (psychothérapies ou modalités d'accompagnement et d'orientation).

    Les recherches sur la physiopathologie des troubles mentaux sont ni plus ni moins pertinentes et nécessaires que les recherches en psychopathologie : ceci est vrai dans le domaine de la psychiatrie de l'enfant, de l'adulte ou de la personne âgée.

    La psychiatrie doit donc demeurer à ce carrefour d'étude des modalités de fonctionnement et des dysfonctionnements de "l'homme cérébral" et de "l'homme social".

    Plus que toute autre spécialité elle se doit de prendre en considération le malade dans son environnement tout autant que la maladie dans ses développements. L'enfant souffrant d'autisme, l'adulte porteur d'une maladie mentale chronique, le sujet âgé atteint de démence neurodégénérative ont tout à la fois besoin de soins, de conseils d'orientation et d'accompagnement.


  2. Le niveau de morbidité des maladies mentales (sur la vie entière, 25 % d'entre nous avons été, sommes ou serons porteurs d'une pathologie mentale) indique combien la vulnérabilité a ces pathologies est répandue au sein de la population générale.
    Quelques données chiffrées illustrent cela : chaque année en France 11 000 personnes meurent par suicide et 20 fois plus tentent de mettre fin à leurs jours ; les maladies dépressives touchent 15 % de la population générale, les troubles anxieux 10 % ; 1 % des jeunes adultes vont entrer dans un processus de schizophrénie chronique ; 2 % des jeunes adultes vont entamer un parcours de pathologie bipolaire…
    Il ne faut pas confondre ces états pathologiques avec d'ordinaires coups de blues ou mouvements d'inquiétude face à quelque événement de la vie, avec quelque trait de personnalité singulière ou quelque aspect changeant de l'humeur. Ces pathologies qui affectent 1 personne sur 4 sont bien des maladies qui lorsqu'elles ne sont pas traitées suffisamment tôt ou suffisamment bien génèrent beaucoup de souffrances et de handicaps et font parfois courir un risque vital notamment par suicide. N’oublions pas que les maladies psychiatriques sont aussi associées à une réduction significative de l’espérance de vie. Il reste beaucoup de progrès à accomplir pour que dépressions, pathologies anxieuses, schizophrénies, troubles bipolaires soient mieux comprises, repérées et traitées dès les premières phases de la maladie. Aujourd'hui il se passe plusieurs années avant qu'un jeune adulte présentant une pathologie schizophrénique ou une pathologie bipolaire soit diagnostiqué et traité !

    Ici comme ailleurs en médecine, plus on met précocement en œuvre le traitement, meilleur est le pronostic. Mais il est évident qu'il est moins aisé de reconnaître et comprendre des maladies qui touchent au plus intime de la personne humaine que des maladies qui perturbent un équilibre métabolique ou vasculaire.

    Aux troubles psychiques précédemment cités s'ajoutent diverses pathologies comportementales : addictions, troubles des conduites alimentaires, conduites antisociales… Ces pathologies placent souvent la personne en position de déviance voire d'exclusion sociale. Dans ces situations la tentation de l'entourage est d'en appeler à la volonté du malade en méconnaissant le fait que nulle maladie ne peut être corrigée par la simple volonté du malade. L'exemple des addictions illustre cela : certes rien n'est possible si le malade ne décide pas de se soigner. On ne peut cependant ignorer ni la vulnérabilité particulière de certaines personnes face aux substances addictives, ni les désordres biologiques et psychologiques (et sociaux) induits par la pathologie addictive : le traitement de celle-ci doit prendre en compte l'ensemble de ces aspects.

  3. Dans le domaine de la psychiatrie deux progrès particulièrement significatifs ont été enregistrés au cours des XIXe et XXe siècles :
    > l'avancée dans l'identification des catégories de maladies mentales permettant de mieux organiser les actions de recherches psychopathologiques, physiopathologiques ou thérapeutiques. L'amélioration de la classification des entités pathologiques reste un sujet d'actualité, basée sur l'observation clinique et la mesure de dimensions (ralentissement psychomoteur, anxiété, désorganisation psychique…) au sein des diverses situations pathologiques. Le travail d'actualisation périodique de la classification des troubles mentaux se poursuit : la classification nord-américaine (DSM ou Diagnostical and Statistical Manual) en est le principal moteur. Cette démarche est destinée à faciliter les actions de recherche aussi bien épidémiologiques qu’étiopathogéniques ou thérapeutiques ;

    > la naissance d'une psychopharmacologie moderne à partir de la découverte de substances chimiques capables d'atténuer voire faire cesser hallucinations, idées délirantes, douleur psychique et autres symptômes de trouble de l'humeur. Depuis les années 1950 on dispose de médicaments antidépresseurs, anxiolytiques, antipsychotiques efficaces. Depuis les années 1970 on dispose même de médicaments capables de prévenir les récurrences de la maladie bipolaire (les sels de lithium). Cette révolution thérapeutique a donc été à l'origine d'une recherche de molécules capables de traiter les symptômes psychiques et comportementaux des maladies mentales. Elle a aussi rendu possible le développement de nouvelles modalités de soins psychologiques (diverses psychothérapies) et une réinsertion sociale des malades y compris les plus graves : la majorité des personnes soignées pour troubles psychiques est désormais traitée en ambulatoire sans passer par une étape d'hospitalisation.

    Au moins deux enjeux guident désormais les actions de recherche en psychiatrie :
    > les médications antipsychotiques, antidépressives, anxiolytiques actuellement disponibles n'ont qu'un effet symptomatique suspensif. De plus leur efficacité est imparfaite pour nombre de patients. Les recherches sont désormais orientées vers la mise au point de médications ou d'autres modalités thérapeutiques (techniques de stimulation cérébrale par voie transcrânienne ou chirurgicales, stratégies de rééducation cognitive ou émotionnelle par exemple) capables de corriger les désordres neuronaux caractéristiques des états pathologiques ce qui serait mieux que des thérapeutiques n'ayant qu'un effet symptomatique : le développement de nouveaux outils thérapeutiques s'appuie désormais sur l'identification des dysfonctionnements cérébraux concomitants de chacun des symptômes de maladie dépressive, anxieuse ou psychotique. Les difficultés méthodologiques sont importantes, volontiers dissuasives pour la recherche privée : les modèles animaux de troubles psychiques sont plus imparfaits que d'autres modèles (il est moins aisé de reproduire un trouble dépressif ou psychotique chez l'animal qu'un trouble métabolique ou cardiovasculaire) rendant la transposition des résultats des études sur l'animal à l'homme plus incertaine ; le diagnostic clinique en psychiatrie ne peut pas être confirmé ou infirmé par un validateur biologique du diagnostic d'où les risques d'erreurs : le repérage des anomalies neurofonctionnelles contemporaines de la symptomatologie n'est pas encore entré dans la pratique médicale ;
    > les conditions de vulnérabilité à la maladie demeurent insuffisamment cernées qu'elles soient de nature génétique ou plus tardivement acquises dans le cours de la vie. Mieux encore serait de connaître les facteurs de protection à l'émergence d'une pathologie. Les recherches destinées à mieux appréhender les vicissitudes du neurodéveloppement et de la construction des traits de personnalité sont en plein essor pour une meilleure connaissance des troubles de l'enfance (de l'autisme aux troubles des apprentissages) aussi bien que de l'adulte. Le repérage de symptômes précoces de vulnérabilité ou de maladie permettra de mieux identifier les soubassements physiopathologiques de pathologies telles que les schizophrénies ou les maladies bipolaires.

  4. La démarche de recherche génétique ne vise pas à identifier le gène d'une maladie mentale mais des conditions génomiques liées à un aspect symptomatique de la maladie tel que le déficit du contrôle comportemental ou au contraire le déficit d'initiative. Des éléments phénotypiques dits intermédiaires sont ainsi pris en compte, par exemple le déficit de filtration des stimuli environnementaux (mesuré en condition de laboratoire dans les millisecondes qui suivent un stimulus sensoriel) plus souvent observé chez des patients atteints de schizophrénie ainsi que chez leurs parents non malades qu'en population générale. On sait désormais l’impact de l’environnement sur la biologie par exemple la modulation de l’expression de certains gènes (désignée par le terme d’épigénétique.

    Les progrès des technologies, en particulier de la neuro-imagerie fonctionnelle sont une opportunité qui laisse prévoir un bond en avant pour la compréhension des mécanismes sous-tendant les symptômes psycho-comportementaux sans faire oublier que l'histoire de l'individu peut être un facteur de protection aussi bien que de vulnérabilité à quelque trouble psychique.

  5. Une large part des souffrances psychiques et des conditions de handicap qu'elles génèrent sont aujourd'hui regroupées sous le terme de troubles de la personnalité. Ces traits pathologiques de caractère (propension au doute et faible estime de soi, mauvais contrôle émotionnel, recherche excessive de sensations…) sont des facteurs d'entrave aussi bien affective que sociale. Ils sont aussi des indices de vulnérabilité aux pathologies caractérisées (dépressions, psychoses, bipolarité…). Leur permanence peut justifier la recherche de thérapeutiques et d'aménagement des conditions de vie.

    Quelle qu'en soit parfois la difficulté méthodologique l'évaluation des bénéfices et des limites des actions psychothérapiques ne peut être éludée. Le développement de différents types de psychothérapies indiquées selon les caractéristiques de la personne et de la symptomatologie doit se poursuivre. On ne pourra longtemps se contenter de psychothérapies trop souvent entreprises sans but bien défini, sans preuve d'efficacité comme si la mise en œuvre d'une psychothérapie ne justifiait ni énoncé des objectifs, ni discussion du choix de méthode psychothérapique. Comprendre les éléments cognitifs et émotionnels que des événements de vie ont modifiés jusqu'à les rendre douloureux ou causes de mal-être est un enjeu auquel la psychiatrie est de plus en plus confrontée. Ceci est illustré par la prise en compte des situations de souffrance au travail (burn-out) ou encore par la reconnaissance d'états de stress post-traumatiques : il est maintenant démontré que limiter la charge émotionnelle liée à la mémoire de l'événement traumatisant peut être préventif d'une pathologie ultérieure.

    Le champ de la psychiatrie a entrepris une mutation vers une meilleure intelligence individuelle et collective des causes et des formes de souffrance et de handicap psychiques. Cette mutation est stimulée par notre légitime exigence de bien-être psychique. Elle sera guidée par les progrès de la connaissance venus de l'expertise clinique orientant les recherches en neurosciences et sciences humaines.

Pierre Joly, docteur en pharmacie, fut président de la Fondation pour la recherche médicale, puis président de l’Académie nationale de pharmacie et de l’Académie nationale de médecine. Il est l’auteur de plusieurs publications dont Les Médicaments du futur, Odile Jacob (2009).
Les droits d’auteurs du livre « La Recherche Médicale, une passion française » seront reversés à la Fondation pour la Recherche Médicale.
Le livre sort le 3 octobre 2019.
Pour le commander (18€) : rendez-vous sur lisez.com ou sur chez tous les distributeurs culturels (FNAC, Cultura, etc.)

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