Pourquoi nos organismes abritent-ils davantage de gènes bactériens que de gènes humains ? Qu’allons-nous faire de la technologie CRISPR-CAS9 permettant de modifier les génomes avec une facilité déconcertante ? Que nous dit l’observation des neurones en activité sur les origines de l’esprit et de la conscience ? Comment l’humanité va-t-elle répondre au risque infectieux ré-émergent ? Peut-on traiter des maladies complexes produites par nos expositions à d’innombrables agents environnementaux ? Comment l’homme sera-t-il demain soigné, réparé voire augmenté ?
Les questions qui mobilisent aujourd’hui la communauté multidisciplinaire des chercheurs étudiant le vivant et la santé sont inédites. Elles montrent la croissance des connaissances et le changement des paradigmes depuis le XXe siècle. En une trentaine d’années, l’espace d’une génération, une formidable accélération de l’acquisition et de la diffusion des savoirs s’est en effet produite.
Faire de la prospective sur la biomédecine de demain est un exercice éminemment incertain. L’avenir se prépare davantage qu’il ne se prédit. « Le hasard ne favorise l’invention que pour des esprits préparés aux découvertes par de patientes études et de persévérants efforts », disait Pasteur. Toute l’histoire de la médecine est jalonnée de prédictions qui se sont révélées fausses, et de découvertes qui n’étaient pas attendues. On doit donc rester humble et réaliste. En 1953, Watson et Crick décrivent en 1000 mots la structure double hélice de l’ADN et suggèrent modestement que cette caractéristique pourrait avoir, peut-être, un « intérêt significatif en biologie ».
Voici 50 ans, il aurait été impossible de prédire les défis relevés et les progrès réalisés depuis les années 1970 : l’émergence de maladies infectieuses comme le VIH ou l’Ébola, l’explosion des maladies liées au vieillissement, la lecture du génome humain, la maîtrise des cellules souches, la compréhension de l’architecture neuronale… nous avons vécu une transformation rapide, radicale, des méthodes et des concepts en sciences de la vie et de la santé.
Cette explosion des connaissances provient d’un essor sans précédent des technologies. Pour comprendre, il faut d’abord voir, c’est vrai de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Le développement des méthodes d’imagerie permet d’observer le vivant à des échelles inaccessibles autrefois, d’explorer des réalités inconnues, d’étudier des mécanismes insoupçonnés. Le biologiste d’aujourd’hui est en possession d’un outil puissant lui donnant accès à la compréhension du fonctionnement du vivant : la révolution technologique du séquençage des génomes, voire des métagénomes formant des écosystèmes donnés, dont l’organisme humain.
Alors que le séquençage d'un génome humain aura nécessité 10 ans de 1993 à 2003 et coûté plus de 2,4 milliards de dollars, il est désormais possible de séquencer en routine la partie codante du génome ou exome en quelques jours. Le premier impact de cette révolution technologique est la découverte de l’étendue de la variabilité du patrimoine génétique humain – sachant que les connaissances sont stabilisées uniquement pour l'exome, soit uniquement 1,2 % du génome total. Les programmes de génomique et post génomique ont débouché sur l’identification d’un nombre considérable de gènes codants pour des protéines de fonctions inconnues. L'effort de recherche des fonctions associées à ces espèces moléculaires, et les perspectives qu’elles pourraient offrir en termes d’identification de biomarqueurs et de cibles thérapeutiques vont demander des investissements considérables.
Nous sommes déjà à l’ère du post génomique, avec des développements technologiques dédiés permettant la découverte de classes pharmacologiques originales.
À l’horizon 2030 et au-delà, nourrir et soigner 9 milliards d’individus avec un nombre limité de ressources naturelles nécessitera une transformation radicale de l’industrie bio-manufacturière, en particulier pour produire à un coût abordable vaccins ou thérapies innovantes à base de produits biologiques, et les rendre ainsi accessibles aux patients.
Pour ce qui est du domaine de la santé, plus de 500 produits pharmaceutiques biologiques, 200 protéines recombinantes et 50 anticorps recombinants sont sur le marché et leur nombre continue à augmenter. Néanmoins, leur production reste coûteuse (financièrement et environnementalement) : elle ne sera durable que si leur coût est abordable et supportable. Le secteur des biotechnologies présente donc un énorme potentiel économique mais doit cependant faire face à des défis important qui sont autant d’opportunités. Le secteur des biotechnologies a besoin d’innovations de rupture tant au niveau des produits de santé développés que dans la façon dont le processus de fabrication est élaboré et exécuté.
Les données quantitatives accumulées massivement sur des systèmes biologiques plus ou moins complexes permettent d’aborder la modélisation du vivant. Il s’agit d’utiliser ces données pour réaliser des prédictions du fonctionnement du vivant. Pour mettre au point des modèles qui font sens sur le plan biologique, les développements de méthodes d'intégration des données multi-échelles et de nouvelles approches de modélisation, couplées à de nouvelles technologies de production (imprimante 3D) de cellules offriront des possibilités de reconstitution d’organes. De manière générale, les outils de modélisation auront un impact sur la conception de nouveaux principes actifs, la prédiction in silico des réponses aux drogues et le screening de molécules.
La démonstration de l’incroyable plasticité fonctionnelle dont sont douées les cellules au cours de leur vie, la capacité de reprogrammer des cellules différenciées en cellules souches totipotentes avec seulement trois protéines (cellules iPS) représentent des avancées essentielles au fondamental et thérapeutique. Plus récemment la technologie Crispr/Cas9, simplissime, à la portée de n’importe quel laboratoire de biologie moléculaire, ouvre la porte à « l’editing » du génome. La capacité de modifier le génome, non seulement de cellules somatiques, mais surtout de cellules germinales humaines avec la transmission génétique à la descendance de caractères modifiés est à portée de main. Le cri d’alarme par plusieurs scientifiques, dont le Prix Nobel D. Baltimore, montre bien que la technologie a été plus vite que notre capacité à réfléchir et encadrer les limites éthiques de ces approches.
La révolution épistémologique ouvre la voie à la nouvelle médecine du XXIe siècle. Celle-ci se met en place dès à présent et nous devons accompagner sa mise en œuvre.
Nos découvertes fondamentales et leurs premières applications cliniques dessinent une médecine d’un genre très différent de celle qui nous était familière. Nous allons vers :
- une médecine prédictive, en fonction de la connaissance des gènes, de l’environnement et de leur interaction, impliquant de nouvelles stratégies de prévention, mais aussi une nouvelle conception du risque ;
- une médecine régénérative ou reconstructive, grâce aux avancées dans le domaine des nanotechnologies, des implants et biomatériaux, des dispositifs médicaux, de la chirurgie assistée par modèles informatisés,
- une médecine de précision, mini-invasive et à haut ciblage, où les médicaments pourront être couplés à un dispositif de délivrance, implantable, in situ, via des nanoparticules, libérés sous l’action d’approches physiques (ultrason, champ magnétique, en réponse à un senseur, un biomarqueur,…), contrôlé par un dispositif connecté, par imagerie 3D ou encore combinés avec des biomatériaux.
- une médecine dépendante de la gestion intelligente des données massives (Big Data). qui est devenu le verrou n°1 pour l’exploitation utile des flux massifs d’acquisition d’information sur le vivant et la santé. L’exploitation et l’utilisation des flux massifs de données provenant de différentes sources qu’elles concernent la santé ou des objets connectés de bien-être bouleverseront la santé de demain.
- une médecine embarquée, téléportée et multilocalisée, « e-médecine » qui intègre les avancées du numérique et de la robotique. Les outils connectés permettront au patient de disposer outre de son dossier médical, d’une offre de suivi des traitements à distance à l’aide de nombreux dispositifs et capteurs.
- une médecine mondialisée enfin, avec tout ce que cela implique en veille de l’innovation scientifique, en quête de compétitivité et d’excellence, en souplesse et agilité adaptative vis-à-vis des champs émergents. On approche aujourd’hui les 200 000 essais cliniques ou études épidémiologiques en cours dans plus de 180 pays.
La principale conséquence de ces évolutions, vu du côté du patient, est la mise en place d’une médecine individualisée, dite personnalisée ou de précision.
Dans la majeure partie de son histoire, la médecine a développé ses méthodes et concepts autour d'un « patient moyen », d'un patient standard. En dehors des transfusions sanguines et des greffes, où la signature immunitaire l'interdit, on a développé des traitements à large spectre pour des pathologies à haute fréquence. Mais ce ne sera pas le visage de la médecine du XXIe siècle.
Cette médecine ouvre la voie aux thérapeutiques dites ciblées, qui sont à la base des progrès considérables réalisés en oncologie. La mise en évidence des anomalies moléculaires de nombreux cancers montre que chaque cancer à sa propre signature, certaines étant spécifiques d’un cancer et d’autres d’un groupe de cancer. L’analyse des variants génétiques modifie déjà notre définition du risque, du diagnostic et du traitement de la maladie.
Les perspectives sont vertigineuses, mais la communauté scientifique se pose aussi la question : comment pourrons-nous relever ces défis ? L’écosystème complexe de la connaissance possède son autonomie : nous ne choisissons pas ce terrain de jeu, nous dotons seulement, ou non, ses joueurs de la capacité d’y remporter quelques victoires. Hier comme aujourd’hui, nous sommes bousculés par une évolution très rapide. Les lois de cette évolution nous ont appris que, face à une pression sélective forte, il faut être capable de s’adapter ou se voir condamné à la marginalisation.
Devant les évolutions permanentes des méthodes, des enjeux et des frontières, les politiques publiques de la recherche doivent s’adapter à ces mutations rapides, pour jouer pleinement leur rôle de soutien à la découverte et au soin. Le choix des thématiques scientifiques, la coordination entre les universités, les hôpitaux, les écoles d’ingénieurs, les grands établissements publics scientifiques et technologiques, la nature du soutien public à la recherche comme l’articulation entre secteur académique et secteur industriel dépendent de bonnes anticipations. Il en va de même pour l’évolution de la santé publique. On ne peut ici donner quelques pistes.
Première piste : la démarche scientifique est massivement multidisciplinaire, elle appelle la convergence des talents sur des projets de recherche. L’analyse de la santé humaine ne mobilise plus seulement le médecin et le biologiste, mais aussi le physicien, le chimiste, le mathématicien, l’informaticien, le statisticien, le chercheur en sciences humaines et sociales, etc. Cette tendance se renforce et elle doit se concrétiser dans les laboratoires.
Deuxième piste : il nous faut renforcer le lien entre recherche fondamentale et recherche translationnelle. La division entre recherche fondamentale et appliquée est définitivement artificielle. C’est un débat tout à fait obsolète que l’on entend encore parfois en France, mais qui étonne nos collègues étrangers. En raison de l’essor de la technologie et de la médecine fondée sur l’évidence scientifique, la dichotomie n’existe plus. La médecine translationnelle n’est pas un continuum linaire qui va de la bonne idée abstraite en laboratoire à l’application concrète au lit du patient.
Troisième piste : la biomédecine est de plus en plus partagée entre recherche académique et partenaires industriels. Le modèle économique du blockbuster n’existe plus et un tissu industriel solide est indispensable à la maturation de l’invention comme à sa mise sur le marché. De plus, l’innovation dans le domaine des nouvelles molécules est issue de plus en plus de petites biotechs ou start up, créées à partir de la recherche académique, et reprises par l’industrie. Un nouveau modèle économique est en passe de s’imposer, dû à la chute de brevets de molécules à fort potentiel et au développement des médicaments génériques. Du point de vue de la recherche académique, nous devons travailler à accélérer le parcours de l’innovation.
Quatrième piste : la nature de l’innovation doit être repensée. À l’aune de la nouvelle biomédecine, il faudra sûrement se pencher sur la nécessaire évolution des modèles d’évaluation de l’innovation en santé. Une politique de l’innovation en santé doit passer par la reconnaissance de la complexité et de l’autonomie de l’innovation, à l’interface entre la recherche, le progrès attendu et le développement et/ou le coût économique. Si l’ensemble de la chaîne et des dispositifs n’est pas mis en place, l’inventivité de la recherche ne se transformera pas en progrès réels en santé. Ce qui signifie une part de risque qu’il faut accepter, mais aussi savoir financer à un moment de la chaîne de l’innovation.
Ce modèle de production de la connaissance et de l’innovation ici esquissé, on ne le connaît pas encore. Il présente beaucoup d’inconnues. Il sera nécessairement évolutif, et il mettra avant tout à l’épreuve notre capacité d’adaptation. Mais nous sommes sûrs d’une chose : le XXIe siècle sera celui de la biomédecine. Et la France y a toute sa place, puisque selon les domaines de recherche biomédicale notre pays se place entre le 2e et le 7e rang mondial en production des connaissances.
Des progrès prodigieux sont à portée de main, ils ont des bases conceptuelles déjà robustes, ils correspondent à des attentes sociales fortes, ils offrent des opportunités de croissance. La biomédecine du demain sera celle que nous aurons l’audace d’imaginer, la sagesse d’accompagner et la volonté de partager. Mieux connaître le vivant et la santé, c’est enrichir nos vies et celles des générations futures.